CULTURE - De quoi riaient les Grecs ?

Publié le par Julien Charnay

Numéro 6, juin 2009

Mary Beard, "What made the Greeks laugh ?"
Times Literary Supplement - 18 février 2009



Article traduit par Julien Charnay

On connaît Auguste en Empereur, Cicéron en grand orateur et Démocrite en grand philosophe. Mais tous trois étaient aussi de fieffés blagueurs. Dans l'Antiquité, le rire était au coeur de la vie sociale, intellectuelle et politique. Les tyrans s'en servaient pour affirmer leur pouvoir, les peuples pour le fustiger, les poètes pour divertir et les philosophes pour penser. Mais de quelle étoffe étaiet vraiment fait l'humour grec ? C'est l'énigme que tente de résoudre l'hélleniste Stephen Halliwell dans une somme consacrée aux théories antiques du rire. Un livre fabuleux, se réjouit Mary Beard, elle aussi professeur de lettres classiques. Mais qui ne nous dit rien de l'humour tel qu'on le pratiquait, rien d'une culture qui nous a enseigné comment plaisanter. Elle initie donc le lecteur moderne à ces blagues grecques, déconcertantes parfois, familières souvent. C'est l'histoire d'un type qui demande à un eunuque...
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Le livre recensé 

Greek Laughter (Columbia University Press, 2009)
- S. Halliwell

Stephen Halliwell est hélleniste. Professeur de lettres classiques à l'université de St. Andrews, en Grande-Bretagne, il est l'auteur de nombreux livres, dont
The Aesthetics of Mimesis ("L'esthétique du mimétisme").

 

L'auteur de l'article


Mary Beard

Professeur de lettres classiques à Cambridge, Mary Beard est critique littéraire au Times Literary Supplement. Elle vient de publier Pompeii. The Life of a Roman town ("Pompéi. La vie d'une veille romaine") et a récemment donné une série de conférences sur "le rire à Rome" à Berkeley. Ses prises de position, souvent à contre-courant, ont fait d'elle une vedette de la vie intellectuelle britannique.

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Au IIIe siècle avant J.-C., tandis que les ambassadeurs de Rome négociaient avec la cité grecque de Tarente, un éclat de rire malvenu coupa court à tout espoir de paix (1). Les auteurs de l’Antiquité ne sont pas tous d’accord sur la cause exacte de l’hilarité grecque, mais tous pensent que ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase romain, conduisant à la guerre.


L’un des récits de la scène incrimine le mauvais grec parlé par Postumius, le chef de la délégation romaine. Les Tarentins n’auraient pu dissimuler leur amusement devant cet homme au très singulier accent et à la grammaire pour le moins défaillante. L’historien Dion Cassius, lui, fait porter la responsabilité de l’affaire sur l’habit romain. « Bien loin de les recevoir correctement, écrit-il, les Tarentins se moquèrent de la toge, entre autres choses. C’était le costume par excellence de la Cité, celui que l’on portait pour se rendre au Forum. Les émissaires l’avaient revêtu pour faire honneur à l’événement, ou par peur – pensant s’assurer ainsi le respect des Tarentins. Au lieu de quoi ils essuyèrent les railleries de bandes de joyeux drilles. » L’un d’entre eux, poursuit-il, alla même jusqu’à « s’accroupir et chier » sur le vêtement incriminé. Si la chose est vraie, elle pourrait bien aussi avoir contribué à l’indignation romaine. Pourtant, c’est le rire que Postumius releva dans sa menaçante et prophétique réponse : « Riez, riez tant qu’il en est encore temps ; car vous pleurerez longtemps quand le moment sera venu de laver ce vêtement de votre sang. »


L’épisode offre un précieux aperçu de la façon dont ces pontifiants Romains enveloppés de leur toge étaient vus par leurs voisins de la Méditerranée antique. Et confirme – occasion rare – que ces encombrantes et ondoyantes robes paraissaient aussi comiques aux Grecs d’Italie du Sud qu’à nous. Mais l’anecdote a aussi le mérite de réunir quelques-uns des principaux ingrédients du rire antique : le pouvoir, l’identité, et le sentiment tenace que ceux qui ridiculisent leurs ennemis seront bientôt eux-mêmes l’objet de leur risée. C’était, à vrai dire, l’une des règles de la « gélastique » (ou « art du rire »), pour emprunter un terme à la nouvelle somme que Stephen Halliwell consacre au rire en Grèce : le blagueur n’était jamais bien loin d’être la cible de ses propres blagues. L’adjectif latin ridiculus s’appliquait ainsi à la fois à quelque chose de risible – « ridicule » au sens moderne – et aux personnes ou aux choses faisant rire à dessein.

Le comique fut toujours l’une des techniques préférées des monarques et des tyrans, tout comme une arme dirigée contre eux. Un bon roi savait, bien sûr, faire preuve d’humour. Quatre siècles après sa mort, l’empereur Auguste était encore loué pour sa tolérance envers les quolibets et autres plaisanteries dont il faisait l’objet. L’un des plus célèbres bons mots de l’Antiquité, dont la postérité s’est étendue jusqu’au XXe siècle – il a été repris à la fois par Freud et par Iris Murdoch dans son roman La Mer, la mer –, était une insinuation ironique concernant la paternité d’Auguste : un jour, apercevant un homme venu d’une province et lui ressemblant beaucoup, l’empereur lui demanda si sa mère avait jamais travaillé au Palais. « Non. Mais mon père, oui » obtint-il en guise de réponse. Il eut la sagesse de le prendre avec le sourire.

Une exquise torture
Les tyrans, eux, ne voyaient pas d’un bon œil les plaisanteries faites à leurs dépens, même s’ils aimaient rire de leurs sujets. Sylla, le dictateur sanguinaire du Ier siècle avant J.-C., était ainsi un philogelos (« amoureux du rire ») bien connu ; et les blagues de potache faisaient partie des techniques d’humiliation utilisées par le despote Élagabal. On raconte qu’il s’amusait à faire asseoir ses invités sur des coussins gonflables pour les voir ensuite disparaître sous la table, à mesure que l’air s’échappait. Mais c’est le désir de contrôler le rire qui fut véritablement la marque de distinction des autocrates antiques (et le signe – désopilant – d’un pouvoir devenu fou). Certains essayèrent de l’interdire, comme Caligula, lors du deuil public de sa sœur [qui était aussi sa maîtresse]. D’autres l’imposèrent à leurs malheureux subalternes aux moments les plus inopportuns. Caligula, encore lui, avait le chic pour en faire une exquise torture : il obligea, dit-on, un vieil homme à assister à l’exécution de son fils un matin, et l’invita le soir même à dîner en sa compagnie, le pressant de rire et plaisanter. Pourquoi, se demande Sénèque, la victime se prêta-t-elle au jeu ? Réponse : l’homme avait un autre fils.


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Publié dans Presse écrite

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